Cet hommage se propose de vous montrer comment le fret ferroviaire de la Suisse s’achemine avec persévérance vers l’avenir. Durant de nombreuses années, l’innovation a été une notion inconnue pour les «wagons bruns». Mais cette époque est révolue. Les entreprises de fret ferroviaire sont prêtes à affronter l’ère 4.0 et à défendre leur place sur les rails, indispensable pour garantir la sécurité d’approvisionnement, effectuer les transports de manière écologique et soulager la route.
Les enjeux:
- Une tendance continue à la hausse depuis 175 ans
- Réalise plus d’un tiers des transports en Suisse et à travers la Suisse
- Rétrospective sur les crises et succès passés
- Un siècle d’avance en matière d’électrification
Depuis le début du 20e siècle, le volume du fret ferroviaire a connu en Suisse une évolution impressionnante. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), il s’élevait au total en 1900 à 1,5 milliard de tonnes-kilomètres. Depuis, le rail a été frappé par de nombreuses crises, pour certaines venues de très loin. Aujourd’hui, ce chiffre s’élève à 10,4 milliards de tonnes-kilomètres, ce qui représente une part de 37 %[1] du split modal et donc un pilier important du système de transport suisse. Mais reprenons les choses depuis le début.
Petit pays, grand volume de trafic: il reste encore un potentiel important
Le volume transporté par le fret ferroviaire a fluctué au cours des décennies (cf. ill. 1). Depuis la fin de la pandémie, il recommence à augmenter sans discontinuer. Dans le domaine du trafic transalpin (transit), il existe un mandat de transfert du trafic route-rail inscrit dans l’article de la Constitution fédérale sur la protection des Alpes. Grâce à la construction de la NLFA, du corridor de quatre mètres et d’un soutien financier inédit du trafic combiné non accompagné (TCNA), la Suisse présentait en 2021 un split modal très élevé de 74 % au profit du rail dans le trafic transalpin; le volume transporté par le fret ferroviaire, qui représentait 66 % du trafic de transit, était par rapport à d’autres pays une valeur record. Avec une part de 37 % pour le rail, le split modal global était lui aussi plus élevé qu’au niveau international.
Dans le trafic interne, il n’y a pas de mandat de transfert. Les trafics intérieur (2021: 23 %), d’importation (7,5 %) et d’exportation (3,5 %[2]) recèlent un énorme potentiel dormant, réalisable à condition que soient mises en œuvre une modernisation et une réorganisation intégrales du trafic par wagons complets ainsi que la promotion de la concurrence intramodale[3]. Cela implique l’automatisation et la digitalisation du système ferroviaire, qui amèneront le trafic par wagons complets sur la voie de dépassement et rendront le rail prêt à affronter la concurrence intermodale et les chaînes logistiques multimodales. Cette avancée se verra encore renforcée par une infrastructure suffisamment disponible pour les entreprises de fret ferroviaire et la multiplication des sites logistiques bien situés[4].
La politique suisse des transports et de l’infrastructure doit donc davantage se concentrer sur les atouts du mode de transport «rail» pour les clients du secteur des chargeurs. Plus le transport ferroviaire de marchandises suisse apportera des avantages aux chargeurs, plus il sera utilisé, et donc plus on aura un transfert du trafic de la route vers le rail. À la VAP, nous rejetons en revanche une politique explicite de transfert du trafic dans le trafic intérieur.
Des montagnes russes, mais un gain d’altitude indéniable
Le 7 août 1847, on célèbre l’inauguration du premier chemin de fer passant entièrement sur le sol suisse et reliant Zurich à Baden, surnommé la «ligne du Spanisch Brötli»[5] (cf. illustration 2). L’une des raisons à l’origine de la construction de cette ligne était que les bourgeois zurichois se faisaient apporter – de préférence le dimanche – par leurs coursiers une pâtisserie en pâte feuilletée d’un célèbre maître boulanger de Baden baptisée «Spanisch Brötli». Les pauvres serviteurs devaient toutes les semaines prendre à pied le chemin de Bade peu après minuit pour pouvoir déposer ces petits pains tout frais sur la table du petit-déjeuner dominical. La «ligne du Spanisch Brötli» permettait de transporter rapidement et sûrement les marchandises et les personnes.[6]
En Suisse, les premiers chemins de fer naissent d’une initiative privée et leur exploitation démarre grâce à une concession des cantons qu’ils traversent. Dans un premier temps, la Confédération n’émet des directives que sur des questions techniques. Elle se voit octroyer ultérieurement davantage de compétences pour garantir un réseau national cohérent.
En 1857, on fait circuler pour la première fois en Suisse un wagon de la Poste dans le domaine des Chemins de fer du Nord-Est sur la ligne Zurich–Baden–Brugg. C’est la naissance de la poste ferroviaire suisse. En 1859, le réseau a déjà une longueur de plus de 1000 km, il existe une liaison directe entre le lac de Constance et Genève à laquelle sont aussi reliés Berne, Lucerne, Coire, Saint-Gall, Schaffhouse et Bâle. En 1882, les 15 km du tunnel de faîte sont achevés et la ligne Saint-Gothard est mise en service.
En 1875, la Suisse promulgue la première loi sur la construction et l’exploitation des voies ferrées industrielles, instaurant ainsi une règlementation légale sur le statut juridique des voies de raccordement. Le 20 février 1898, la votation populaire marque la fin de l’ère des chemins de fer privés, et à partir de 1902, les chemins de fer publics, les CFF, tout récemment créés, rachètent les plus grandes sociétés ferroviaires ainsi que des petits chemins de fer privés. La nationalisation transfère la responsabilité du développement des chemins de fer à la Confédération. Dans ce contexte, le rachat de l’infrastructure par les CFF est une bonne décision. L’exploitation sur le réseau allait toutefois être caractérisée par la concurrence.
En 1912, la monopolisation du transport ferroviaire appelle la création d’un organe de représentation des acteurs privés. C’est la naissance de la VAP Association des propriétaires suisses de voies de raccordements et de wagons de marchandises privés – aujourd’hui appelée VAP Association des chargeurs –, qui se mobilise depuis lors pour une concurrence loyale et pour l’optimisation des conditions-cadres économiques, de l’infrastructure ferroviaire et des sites logistiques. À l’époque, le rail concourt de manière déterminante à la révolution industrielle: au fur et à mesure que croît l’infrastructure, ce mode de transport rentable ne tarde pas à détrôner le bateau et la voiture à cheval. Un transport rapide à l’intérieur de la Suisse, mais aussi vers l’Europe, ouvre de nouvelles possibilités économiques.
Lors de la Première Guerre mondiale, le volume du fret ferroviaire commence par augmenter, avant de diminuer de 18 % en 1917 puis de 14 % en 1918. Ces baisses s’expliquent par les interruptions de la production et du commerce ainsi que par les répercussions de la grippe espagnole. En Suisse, cette pandémie touche en deux vagues environ la moitié de la population suisse entre juillet 1918 et juin 1919, faisant presque 25 000 morts. Dans les années 1920, le volume de transport se redresse, avant de chuter à nouveau en 1921, année de la crise économique, puis lors du krach boursier de New York d’octobre 1929.
Le début de la Deuxième Guerre mondiale marque pour les entreprises de fret ferroviaire un essor dû à la conjoncture d’armement et aux décisions politiques[7].. On voit alors le trafic intérieur augmenter, car le chemin de fer, entre-temps en majeure partie électrifié, remplace le trafic par voitures et camions, largement paralysé par le manque de carburant. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le volume de transport par rail recule considérablement jusqu’à un effondrement presque complet du fret de transit à la fin de la guerre et à une diminution du volume global du fret de 42 %.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’économie se redresse et avec elle le volume du fret ferroviaire, qui atteint une valeur record dans les années 1970. Suivent les fortes chutes imputables à la crise pétrolière, au krach boursier de 1987, à la crise de l’immobilier et à la récession qui en résulte durant les années 1990. En 1999, dans le cadre de l’ouverture du marché européen pour le TCNA et s’appuyant sur la directive CE 91/440/CEE[8], la Suisse lance la première de plusieurs étapes de ce que l’on appelle la réforme des chemins de fer, dont l’objectif est d’organiser le système ferroviaire suisse de manière plus efficace et plus au service de la clientèle.
La nouvelle loi sur les voies de raccordement du 5 octobre 1990 et l’ordonnance du 26 février 1992 visent à donner de nouvelles impulsions à la promotion du transport ferroviaire de marchandises et à contribuer à résoudre de manière orientée vers l’avenir les nombreux problèmes qui se posent dans le transport de marchandises.
En 2000, le volume du fret ferroviaire est de cinq fois supérieur à sa valeur de 1950 (+ 397 %). Cette augmentation est d’autant plus impressionnante que la part du rail dans l’ensemble du transport de marchandises a pourtant massivement diminué durant cette période au profit du transport routier. En effet, malgré l’expérience de la pénurie de carburant pendant la Deuxième Guerre mondiale, on assiste après guerre au passage à une économie basée sur le pétrole.
La Nouvelle ligne ferroviaire à travers les Alpes (NLFA) a elle aussi donné un coup de fouet au trafic. Avec trois tunnels de base traversant les Alpes et le développement des lignes d’accès, elle a rapproché le Nord et le Sud de la Suisse et de l’Europe. Le tunnel de base du Lötschberg est en service depuis 2007. Celui du Saint-Gothard a été ouvert en 2016. En 2020, la mise en service de la NLFA a marqué l’achèvement du tunnel de base du Ceneri.
Ambiance 2008–2012 Pour vous replonger au plus proche de l’actualité de l’époque, nous avons résumé pour vous le contenu des exposés tenus lors de nos AG de 2008, 2010 et 2012: 2008: AG VAP, allocution du président Franz Steinegger En matière de fret ferroviaire, la politique suisse des transports est sous-tendue de contradictions. D’une part, on investit des millions de francs dans le trafic de transit entre l’Allemagne et l’Italie, si celui-ci est réalisé sous forme de transport combiné ou de chaussée roulante. D’autre part, en matière de trafic intérieur, le transport de voyageurs est subventionné par une règlementation erronée du prix des sillons, et le transport ferroviaire de marchandises s’en trouve désavantagé. En Suisse, le chargeur ne se voit en outre rembourser une somme forfaitaire de la RPLP que s’il apporte ses marchandises au train dans un container, ce qui subventionne encore davantage le trafic de transit. L’Association suisse des chargeurs (VAP) réclame une politique globale de transfert du trafic qui prenne aussi en compte des critères écologiques. Pour ce faire, il faut améliorer les prix des sillons, les priorités d’accès, les capacités des voies, l’application du principe de causalité lors des rénovations de lignes et une évaluation du trafic par wagons complets en fonction des besoins. La VAP souligne également que les besoins du transport de marchandises ne doivent pas être sous-estimés dans le développement futur des projets ferroviaires. 2010: AG VAP, exposé de Moritz Leuenberger Le fret, responsable du transport des marchandises, est souvent ignoré par beaucoup. Alors que la plupart des gens ne se soucient pas de l’origine ni de l’histoire de la fabrication des marchandises, ils ne sont souvent pas non plus informés de la manière dont le transport et la logistique se déroulent. Le texte montre que le transport de marchandises par le rail est désavantagé par rapport au trafic de voyageurs et se voit souvent offrir trop peu de soutien politique. Les fonds publics diminuent alors que les transports de marchandises augmentent de manière exponentielle, tant par le rail que par la route. Leuenberger propose de repenser la hiérarchie des priorités sur le réseau ferroviaire afin de renforcer le transport de marchandises, précisant que la Confédération avait pris des mesures pour soutenir le fret, dont le ZEB et Rail 2030. 2012: AG VAP: Exposé de Franz Steinegger, président de la VAP Le président a derrière lui une longue carrière dans la politique des transports et se souvient des discussions sur divers projets tels que Rail 2000, le tunnel de la Vereina, la NLFA et l’article sur la protection des Alpes. Il constate que l’augmentation du trafic de marchandises et de voyageurs grimpera de 60 % d’ici 2030 et que l’infrastructure doit suivre la hausse de la demande de mobilité. Il y a toutefois des limites financières et écologiques, et il se pose la question de savoir s’il est possible de mettre à disposition l’offre infrastructurelle nécessaire. L’auteur critique le fait que les politiciens et les associations préfèrent réfléchir aux moyens de contrôle et aux priorités d’utilisation des infrastructures existantes plutôt que de se pencher sur l’avenir. Pour les chemins de fer, il existe des plans tels que Rail 2030 et un programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire (STEP) comportant 42 milliards de francs d’investissements. La route a elle aussi des propositions de financement. La Suisse est le pays d’Europe qui investit le plus dans le réseau ferroviaire par habitant. Extrait de la publication commémorative: La loi fédérale et la Convention de Berne ont soutenu le fret ferroviaire dans le trafic national et international. Le fret ferroviaire se trouve néanmoins confronté à une rude concurrence avec le fret routier et le transport de voyageurs, ce qui affaiblit de plus en plus la compétitivité du trafic ferroviaire de marchandises. La politique suisse des transports vise à transférer les trafics de fret de la route sur le rail, ce qui exige une infrastructure bien aménagée et des conditions d’accès équitables au réseau. Pour rester compétitif, il faut également une concurrence intramodale et des incitations de l’État ainsi qu’une analyse critique de l’organisation de l’infrastructure ferroviaire et des entreprises ferroviaires. La VAP considère comme un défi et une obligation le fait d’équilibrer la discussion sur le transfert du trafic dans l’intérêt du site économique et de l’espace de vie qu’est la Suisse. |
Les attentats de 2001 aux États-Unis sont suivis d’un recul de 4 %. Suite à la crise financière de 2008 engendrée par l’éclatement de la bulle immobilière américaine, le volume du fret baisse de 14 % en 2009. Lors de la crise conjoncturelle de 2012 qui suit l’introduction du taux de change minimum de l’euro, on constate un nouveau recul de 4 %. La fermeture de la Rheintalbahn (infiltration d’eau dans le tunnel de Rastatt) a entraîné en 2017 une baisse de 6 %. Dans le même ordre de grandeur, on a enregistré une baisse du fret ferroviaire de 5 % lors de l’année de la pandémie de coronavirus, en 2020. En 2021, le fret ferroviaire a augmenté de 6,2 % (10,4 milliards de tonnes-kilomètres).
Électrification: un siècle d’avance
À l’époque de leur fondation, les chemins de fer fonctionnent au charbon. En 1888, le tramway Vevey-Montreux-Chillon (VMC) est le premier train à traction électrique à circuler en Suisse. Suivent progressivement d’autres chemins de fer à voie étroite. En 1901, à l’occasion de l’assemblée générale de l’Association suisse des électriciens, il est demandé de vérifier aussi la faisabilité d’une électrification des chemins de fer à voie normale.
Selon la commission d’étude pour une exploitation ferroviaire électrique, qui verra le jour ultérieurement, l’initiateur de cette proposition est «principalement guidé par la nécessité de rendre notre pays moins dépendant des pays producteurs de charbon et d’offrir un nouveau champ d’activité à l’industrie électrotechnique suisse». En 1912, la commission d’étude elle-même avance comme principal motif dans son rapport à la direction générale des CFF «l’utilisation des forces hydrauliques nationales au lieu du charbon étranger et, si possible, une réduction du prix de l’exploitation». Dès 1906 et 1913, on met en service les différentes sections électrifiées de l’axe du Loetschberg-Simplon.
La pénurie de charbon qui a sévi durant la Première Guerre mondiale fait avancer l’électrification du chemin de fer. En 1920, le chemin de fer du Saint-Gothard est mis en service sous forme électrifiée et en 1928, plus de la moitié des lignes des CFF sont converties à l’électricité. Dès l’entre-deux-guerres, la Suisse joue à l’échelon international un rôle de premier plan en matière d’électrification des chemins de fer. Pour des raisons militaires, une nouvelle vague d’électrification a lieu pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une nouvelle partie du réseau, très vaste, est électrifiée en un laps de temps extrêmement court. Cette électrification se poursuit après la fin de la guerre afin de prévenir le chômage.
Du point de vue actuel, l’électrification a également été une bonne décision pour la protection du climat, même si cet argument ne jouait aucun rôle à l’époque. Aujourd’hui, la protection du climat est le moteur principal du transfert du trafic et de l’électrification des transports. Par rapport au transport routier, le rail bénéficie à cet égard d’environ un siècle d’avance.
[1] Cf. OFT: Transport de marchandises
[2] Cf. OFT: Transport de marchandises par rail
[3] Cf. article du blog «Perfectionnement du transport de marchandises::il est grand temps de faire quelque chose»
[4] Cf. article du blog «Externaliser le dernier kilomètre et l’organiser de manière non discriminatoire»
[5] Cf. «Die Spanisch-Brötli-Bahn», Peter Affolter (en allemand)
[6] Le terme de Badenfahrt (voyage à Baden) désigne deux importants évènements historiques à la fois: d’une part le premier voyage ferroviaire de Suisse, entre Zurich et Baden, et d’autre part la légendaire fête foraine. Celle-ci célèbrera cette année du 18 au 27 août 2023 son 100e anniversaire (badenfahrt.ch).
[7] On pourrait à cet égard s’interroger sur la compatibilité de ces décisions avec le maintien de la neutralité suisse, mais nous ne nous étendrons toutefois pas sur ce sujet dans le cadre de cet article.
[8] Cf. directive CE 91/440 relative au développement de chemins de fer communautaires